L’alimentation de la rue, un problème de santé publique qualifié de "sorcière de la cité" interpelle chacun de nous. Car à la vérité, qui peut se targuer de n’avoir jamais consommé un aliment dehors ! Difficile, voire impossible.
Sidwaya Plus (S.P.) : Quels sont les domaines de vos recherches dans le Centre de recherche en Sciences biologiques alimentaires et nutritionnelles (CRSBAN) ?
Dr Nicolas Barro (N.B.) : Enseignant-chercheur, maître assistant au CRSBAN à l’UFR-SVT de l’Université de Ouagadougou, et depuis 2000, mes activités de recherche portent essentiellement sur les aspects microbiologiques au niveau des systèmes d’alimentation de rue. Je développe un axe de recherche créé par le Pr. Alfred S. Traoré, directeur du CRSBAN, qu’est l’alimentation de rue en rapport avec la santé des populations.
Le CRSBAN est un centre menant plusieurs activités de recherches en Biochimie Microbiologie sur des axes divers qui sont : -Environnement /Biotechnologie Biodépollution Bioénergie Bioconservation et Biotraitement, -Sciences alimentaires : Technologie, Microbiologie physico-chimique des aliments ; - Santé des populations, recherches de substances bioactives d’origine végétale dans la lutte contre le paludisme, VIH et les maladies diarrhéiques et dermatoses ; - nutrition humaine et animale.
S.P. : Pourquoi s’intéresser à l’alimentation de rue ?
N.B. : Les aliments de rue sont considérés comme tout aliment et boisson préparés, vendus dans la rue ou dans des endroits publics, selon la FAO. Ces aliments sont également consommés sur ces lieux.
Le CRSBAN (Centre de recherches en sciences biologiques alimentaires et nutritionnelles) a été saisi plusieurs fois pour des cas de toxi-infections causés par des microorganismes. Alors que l’alimentation de rue est un outil incontournable dans le schéma actuel de développement des pays. La recrudescence des toxi-infections justifie le bien-fondé de notre axe de recherche. C’est ainsi que mon responsable scientifique, le Pr Alfred S. Traoré m’a mis comme chercheur principal sur les aspects scientifiques de ce dossier.
Notre méthodologie de recherche a été bâtie d’abord sous l’angle-approche scientifique à savoir l’élaboration d’un protocole au niveau laboratoire. A partir de là, nous nous sommes déportés sur le terrain pour réaliser des enquêtes, des prélèvements aux fins d’analyse. Cette partie n’a pas été du tout facile, car les enquêteurs sont mal perçus sur le terrain. Les gens n’y ont pas l’occasion d’accueillir et de comprendre le bien-fondé de l’activité des chercheurs sur l’alimentation de rue.
On a parfois été victime d’agressions verbales sinon d’injures surtout au moment de réaliser des photos ou des prélèvements. Ces attitudes ne m’ont point découragé car conscient du bien-fondé de ces recherches dont toute la population en bénéficiera. Cette attitude des vendeurs d’aliments dans la rue est compréhensible dans la mesure où ces acteurs ont toujours fait l’objet de pénalité sans jamais qu’on ne cherche à comprendre leur monde.
En y allant, notre objectif loin de la répression a été d’échanger avec eux, de connaître leurs problèmes pour les transporter aux laboratoires en vue d’y apporter des solutions. L’étude a été menée dans certaines villes du Burkina Faso (Ouagadougou, Bobo-Dioulasso, Kaya, Fada, Tenkodogo, Koudougou, Ouahigouya notamment). Nous avons étendu également l’étude aux pays membres du réseau de la Sécurité alimentaire durable en Afrique de l’Ouest-centrale (SADAOC) dont le Togo, la Côte-d’Ivoire, le Mali et le Ghana.
S.P. : Quels ont été les résultats auxquels vous êtes parvenu ?
N.B. : Les investigations, qui ont duré six ans sont aujourd’hui sans se jeter des fleurs, l’un des grands travaux scientifiques dans ce domaine avec des résultats énormes. Ces résultats publiés dans des revues scientifiques internationales montrant leur valeur scientifique sont également utilisables directement par le secteur de l’alimentation de rue. Mes recherches ont permis de faire le point des aliments de rue au Burkina Faso. Qu’est-ce qu’on appelle aliments de rue ? Nous les connaissons très bien maintenant ainsi que les conditions de leur production/vente et ceux qui les produisent.
Leurs aspects socioéconomiques, les principaux bactéries et virus pouvant être véhiculés par ces aliments sont connus, les mécanismes de contamination des aliments de rue ont été identifiés, les aspects juridiques pouvant réglementer l’activité ont été établis enfin des voies d’amélioration ont été proposées à tous les intervenants dans le domaine de l’alimentation de rue. Les femmes constituent 80 % des acteurs de l’alimentation de rue. Les gros consommateurs ou ceux qui paient ces aliments sont à 75 % des hommes. Mais, ils paient et les emportent à la maison !! (Rires).
S.P. : Faites-vous allusion à l’histoire des sachets noirs ?
N.B. : Absolument ! Le sachet noir dont tous les hommes amènent à la maison. Vous voyez là, l’importance des aliments de rue dans la vie amoureuse des uns et des autres ! Nous nous voyons au-delà de ça. L’enjeu de notre recherche n’est pas de dire seulement qu’il y a problème. Il faut qu’on trouve des solutions pour améliorer la qualité des aliments. A la moindre flambée épidémique, les aliments de rue sont pointés du doigt comme étant la "sorcière de la cité". Dès qu’il y a un problème, on conseille de ne plus se nourrir dehors alors qu’aujourd’hui on ne peut pas se passer de l’alimentation de rue.
Les écoliers, les élèves, les étudiants, et tous les travailleurs quelle que soit la catégorie socioprofessionnelle dans le contexte de la pauvreté, du manque de temps, de l’éloignement des lieux de travail de la maison et d’autres raisons mangent dehors. Pour cela, nous avons proposé des solutions capables, si elles sont mises en œuvre, d’améliorer la qualité des mets pris hors domicile. Nous avons des schémas expérimentés auprès d’associations de producteurs qui sont suivis par l’ONG ASMADE avec laquelle nous travaillons.
Il a été observé chez ces derniers une amélioration de la qualité des aliments et de l’hygiène dans les entreprises de préparation et de vente. Cela a constitué un volet important de l’étude. Nous avons élaboré des solutions tenant compte de la chaîne de production (depuis la matière première au produit fini) ou de la "fourche à la fourchette". Nous avons demandé aux acteurs de rechercher chaque fois la matière première de bonne qualité, étape déterminante pour l’obtention de mets de qualité.
S.P. : Peut-on considérer l’alimentation de rue comme un problème de santé publique ?
N.B. : Je répondrai sans détour par l’affirmative. Chacun de nous a été victime même de façon isolée de toxi-infection due à la consommation d’aliments provenant de la rue. Les cas isolés, ponctuels malheureusement passent inaperçus. Ce sont les cas collectifs qui sont saisis par la presse en général. Il eut un moment où l’abattage clandestin des animaux s’était développé, j’ignore si le phénomène persiste encore. Pourtant, nous ne savons rien de l’état sanitaire des bêtes abattues. Sont-elles malades ou saines ? Nous n’avons aucune idée.
Certaines maladies virales ou bactériennes chez les animaux peuvent être transmises à l’homme. Nous sommes dans l’angoisse de la grippe aviaire avec la souche H5N1 du virus de l’influenza et du syndrome respiratoire aigu ou SRAS causé par un Coronavirus, et des épidémies répétées de choléra dans nos villes liées à l’assainissement et à l’alimentation dans le système communautaire. Un respect strict des conditions d’hygiène, de préparation permet d’obtenir un produit fini de qualité. Il est important de ne pas exposer ces aliments à la contamination (poussière, vent, soleil, température, etc.).
L’aliment doit être par conséquent conservé dans d’excellentes conditions pour être certain de livrer au consommateur un aliment sain. Or toutes ces conditions ne sont pas remplies dans le domaine de l’alimentation de rue ; du lieu de préparation jusqu’au lieu de vente ; d’où son association fréquente aux toxi-infections. Il y a aussi les aspects chimiques des aliments de rue avec l’utilisation abusive de certains produits chimiques. Au mali, en octobre 2005, j’ai été informé par le réseau SADAOC de la mort de 6 personnes par la consommation de boisson locale appelée "vin de pauvre" dont le goût a été corsé par ajout de pesticide.
En septembre 2006, c’est une intoxication alimentaire chez 34 personnes liée à la consommation de poisson fumé et bourré de pesticide. En outre, cette activité génère aussi des déchets liquides et solides qui sont les lieux de développement de plusieurs organismes comme les moustiques et des microorganismes notamment les bactéries. De ces constats, il est évident que l’alimentation de rue pose un problème de santé publique.
S.P. : Au regard des résultats, peut-on affirmer que les burkinabè mangent mal ?
N.B. : (Rires !). En général, nous mangeons bien. Derrière cette affirmation se cachent beaucoup de sous-entendus. En tant que scientifique, nous devons être plus regardant sur la qualité des aliments consommés par les burkinabè. Manger bien ne signifie pas seulement la quantité mais intègre aussi la qualité. Nos gonré, nos benga, déguè .... sont de très bons produits alimentaires, nutritifs. Avec une légère dose de technologie appropriée pour leur stabilisation, ils pourront concurrencer certains aliments vendus dans des supermarchés.
S.P. : Quels sont les principaux microbes rencontrés dans les aliments de rue ?
N.B. : Nous avons pu identifier pas mal de microorganismes dans ces aliments : les parasites dans la plupart du temps pathogènes. Les protozoaires (amibes, kystes) se retrouvent sur certains fruits. Des bactéries vivant sur l’homme a priori inoffensives mais une fois dans l’organisme peuvent causer des pathologies ou y produire des toxines dont on connaît l’effet agressif sur le tractus intestinal. Les Staphylocoques, les Salmonelles, les Shigelles responsables de certaines infections (diarrhée, dysenterie, etc.) constituent cette catégorie de bactéries. Il y a des germes qui induisent l’absence d’hygiène, il s’agit essentiellement des Coliformes fécaux.
Ce sont autant de germes dont nous connaissons la manifestation. Pour les virus, nous sommes au stade des hypothèses par rapport aux aliments de rue. Les recherches sont en cours pour l’identification dans les aliments de rue, des principaux virus transmis par les aliments. Ailleurs des scientifiques ont prouvé cela dans le cas du virus A de l’hépatite, des Rotavirus, des Norovirus, et d’autres. Alors, il nous appartient de vérifier et confirmer ou infirmer cela ici.
S.P. : Un grand débat autour des Organismes génétiquement modifiés (OGM) a cours en ce moment. Leur utilisation dans le domaine alimentaire fait aussi des gorges chaudes. Quelle est votre position sur les OGM en tant que scientifique ?
N.B. : Je reconnais que les avis sont partagés sur la question des OGM. En tant que scientifique, j’épouse le progrès de la science. Je suis partant pour toute innovation bénéfique pour l’homme. Mais, il ne faut pas y adhérer pour la forme, il faut veiller sur le point de chute, ce qu’on veut en faire. Cela est capital, fondamental même. Je veux de la science appliquée aux secteurs du développement. Si la recherche scientifique peut aider à résoudre des problèmes sanitaires ou pour l’amélioration des productions agricoles, d’espèces animales, je suis toute ouie.
L’amélioration génétique d’espèces a toujours existé à travers des méthodes macroscopiques traditionnelles artisanales avant l’application des techniques modernes basées sur les gènes. Nous savons que si une graine est bonne, il est possible d’interroger son patrimoine génétique pour comprendre les facteurs qui ont gouverné cet état de fait. Mais nous avons dépassé ce stade macroscopique pour l’échelle moléculaire. Les OGM vont au-delà de la science pour intégrer des volets économiques, politiques.
S.P. : Il y a la morale aussi. Avons-nous le droit de créer une vie étant donné qu’elle est sacrée...
N.B. : Toute la question est là... entière. Est-il bon aujourd’hui de créer une vie ? Soigner d’accord, créer une vie surtout humaine c’est trop osé. Mais, la science est ambitieuse nous devons veillez à la bioéthique. Une autre dimension des OGM, il ne faut pas aussi que notre approvisionnement en semence soit utilisé par les fournisseurs comme une arme, un outil de chantage. En ce moment, la chose échappe aux mains des scientifiques pour se loger dans celles politico-économiques.
S.P. : Dans ce cas, comment comprendre et expliquer la tendance à la consommation de produits bio en Occident pendant ce temps les pauvres courent vers les OGM ?
N.B. : Effectivement, en Europe la tendance est à la consommation bio. Le problème de l’Afrique est qu’elle regarde loin sans savoir si ce qu’elle y voit est bien pour elle. Nous pensons qu’il est bon de reproduire ce qui est fait ailleurs sans réfléchir, alors que non.
Nous sommes au stade où dans certains domaines on n’a pas besoin d’OGM. Il nous manque des outils et une bonne pluviométrie pour rendre notre production plus productive. Face aux aléas climatiques des chercheurs ont mis au point des variétés de certaines espèces supportant différents stress. L’Europe retourne au bio, nous allons vers les OGM. Qu’est-ce qui prouve que dans dix ans, on ne va pas y revenir perdant inutilement du temps ? Et perdant aussi nos bons anciens produits alimentaires. Il nous revient de voir, de réfléchir et d’identifier où d’utiliser des OGM avant de s’y lancer.
S.P. : Les résultats de vos travaux ont-ils été portés à la connaissance des pouvoirs publics, des décideurs... ?
N.B. : C’est là tout le problème de la recherche. Mais, notre approche a voulu se démarquer de l’image du chercheur dans la blouse entre deux laboratoires en train de fouiner je ne sais quoi, pour associer divers acteurs. Les services d’hygiène de la direction de l’Action sanitaire ont pris une part active dans nos recherches à travers les sorties de terrain. J’ai animé deux ou trois conférences sur l’alimentation de rue au profit des autorités municipales pour leur expliquer la situation dans leurs communes et villes. Les résultats ont été communiqués à toutes ces autorités et aux décideurs politiques. Je dois reconnaître néanmoins que l’obstacle majeur se situe au niveau des derniers.
Ce n’est pas facile mais, nous saisissons toutes les opportunités pour les sensibiliser et leur montrer de quelle façon nos résultats peuvent intéresser l’action politique en vue d’asseoir un mécanisme solide, durable au service du secteur de l’alimentation. Je profite de l’occasion pour lancer un appel aux maires des villes du Burkina Faso pour leur appui pour l’organisation d’une grande conférence sur la question. Les données sont là et peuvent être prises en compte à tout moment dans les programmes de développement urbain.
S.P. Quel conseil donnez-vous au ministère de la Santé, premier concerné par vos résultats...
N.B. : Il n’y avait pas de résultats sur les aspects sociologiques, sanitaires, qualité, nutrition de l’alimentation de rue. Ce premier travail a été réalisé ici au CRSBAN. Ces résultats sont disponibles et je pense que le ministère de la Santé doit saisir l’opportunité pour qu’on travaille de connivence. J’irais vers le ministère cela est déjà fait avec certaines structures notamment la Direction de l’hygiène publique et de l’éducation pour la santé, la Direction de la nutrition et le laboratoire de Bactério-Virologie du CHU-YO.
J’insiste sur cela car subsistent des questions anodines dont on ne perçoit pas l’importance. Je ne connais pas quelqu’un qui ne mange pas dehors quel que soit son rang social. Les problèmes engendrés par la consommation d’aliments de la rue sont une question de santé publique. Il faut que le ministère prenne le problème à bras-le-corps et envisage non pas des actions de répressions mais de sensibilisation, d’éducation, de formation pour l’amélioration du secteur pour permettre à la population de manger sainement dehors.
En 2004, j’ai coïncidé avec un cas de toxi-infection à Bobo-Dioulasso. Des gens consommaient des gâteaux puis tombaient malades sans qu’on ne sache pourquoi. Au Mali, il y a eu des cas de consommation de galettes ayant causé deux ou trois morts. Un cas a choqué l’opinion publique nationale quand en 1999, une contamination de yaourt dans une école a indisposé sérieusement (vomissements, diarrhée notamment) des écoliers. Les cas de boissons frelatées ayant conduit à des morts sont nombreux, en prenant l’exemple du Kenya où 74 personnes ont perdu la vie.
S.P. : ... aux consommateurs...
Dr N. B. : Ils sont sous-informés et aveuglés par la faim. Ils doivent savoir qu’ils ont le droit d’exiger des aliments de qualité. Si on vous sert un aliment de mauvaise qualité, plaignez vous en même temps qu’ils doivent avoir un comportement hygiénique. Des consommateurs n’hésitent pas à éternuer sur les aliments ou à les palper, qu’ils sont venus acheter ; cela n’est pas bon.
S.P. : ...la municipalité...
Dr N.B. : Les municipalités doivent jouer un rôle fondamental dans le secteur de l’alimentation de rue. J’ai publié un document sur leurs responsabilités à savoir l’adoption de textes régissant le secteur en collaboration avec le ministère de l’Administration territoriale et de la Décentralisation. N’importe qui s’installe là où il veut près des caniveaux, des dépotoirs pour vendre des aliments. Cela est préjudiciable à la qualité des aliments livrés aux consommateurs. La municipalité doit sensibiliser les acteurs sur les textes en vigueur pour expliquer la démarche à suivre, les conditions à remplir pour vendre des aliments de rue. Les plans de développement urbain devront prévoir désormais des espaces destinés à la vente des aliments de rue de sorte à mettre à la disposition des cadres assainis.
S.P. :... et enfin les productrices, les producteurs ?
Dr N.B. : Nous avons mené une étude sur la typologie des acteurs du secteur de l’alimentation de rue. Leur niveau d’instruction est faible, ce qui pose un problème. Vu que l’éducation scolaire a un impact sur la qualité de notre comportement. En effet, ils ignorent ou omettent les règles d’hygiène élémentaire. L’éducation, la formation et la sensibilisation de ces acteurs méritent d’être engagées et poursuivies pour leur inculquer de bonnes pratiques. Pour cela, nous avons pu toucher plusieurs productrices et vendeuses d’aliments de rue par des formations. Cela a été possible grâce à la collaboration fructueuse que le CRSBAN a avec l’ONG-ASMADE.
L’alimentation de rue est un outil de développement eu égard à notre mode de vie, à l’éloignement des services. Par conséquent, il ne faut pas la réprimer mais plutôt nos efforts doivent concourir à l’améliorer. Nous avons besoin du concours de tous, chercheurs, autorités municipales, décideurs politiques, les ONG, partenaires au développement doivent se donner la main pour gagner cette bataille.
Interview réalisée par S. Nadoun Couliba
Jolivet Emmaüs
Sidwaya